mardi 18 août 2015

Alain Roussel, une interrogation poétique entre sens et fulgurance







Alain Roussel, une interrogation poétique 
entre sens et fulgurance










© Carlo A. Sitta - L'énigme d'Isidore















                                                                                
   Les livres que publie Alain Roussel sont en général de petits livres, on dirait que l’auteur cherche délibérément à les rendre inaperçus, en leur donnant  des titres discrets, presque minimalistes, L’ordinaire, la métaphysique, ou plus simplement encore La poignée de porte. Parfois, il ne s’agit que de simples Fragments d’identité. Il est vrai que d’autres sont nettement plus étranges : La légende anonyme, L’œil du double, Le labyrinthe du singe. D’autres encore, évocateurs, concis, à peine métaphoriques. Ce calme des titres n’est bien souvent qu’apparence, il y a dans l’écriture d’Alain Roussel une tempête qui ne tarde pas à dire son nom, à jeter l’imaginaire, souvent sous la forme d’un délire verbal aussi spontané que soigneusement maîtrisé, à la tête des réalités tranquilles de notre perception quotidienne du monde.

Cette fois, c’est Un soupçon de présence qui déclenche l’écriture, la sensation, l’interrogation, le désir, la quête. Présence soupçonnée donc, mais de qui, de quoi exactement ? Cela fait bien longtemps que Nathalie Sarraute avait attiré notre attention sur ce qu’elle avait appelé l’ère du soupçon, mais c’est le roman et ses  "trafics" psychologiques qu’elle visait surtout. N’empêche, l’idée était déjà là que le réel du monde banal n’était plus si triomphant qu’il pouvait  y paraître. Un soupçon est jeté sur l’époque, sur la prétendue objectivité des faits et situations. Un soupçon est jeté sur la réalité et, curieusement, Alain Roussel étend aujourd’hui ce soupçon à l’homme lui-même, à sa pensée, son langage, ses images, son être, voire à ce qu’il en reste. La question qu’il pose à la fois s’enroule sur elle-même et simultanément est hantée par ce voyage infini qu’est notre interrogation sur le sens de notre présence au monde. Entre métaphysique et poésie, entre écriture comme source, jaillissement et comme finalité se prenant à son propre jeu, le « soupçon » d’Alain Roussel menace aussi bien l’œuvre que le « je » de celui qui écrit. Depuis un demi-siècle, l’ère du soupçon s’est furieusement étendue, au point d’avoir agrandi toutes les failles dans la conscience humaine, dans les rapports entre les individus, dans l’existence même d’un monde de plus en plus menacé dans son être. Les civilisations sont mortelles, les étoiles et les planètes, à leur manière, ne le sont pas moins.

Ce n’est pourtant pas à une table rase qu’invite ce livre. Il me semble que c’est plutôt à un retour aux principes élémentaires de ce qui fonde nos perceptions :  "Le monde m’est accessible par mes cinq sens." écrit l’auteur sans autre bavardage sur un sixième sens. Retour au biologique. Pas de fausse poésie, pas d’inutile sentimentalisme. Réinventer un cheminement à partir de nos sensations. La connaissance de ce qui nous entoure se fait à distance par le biais de l’œil et de l’oreille ainsi que par l’odorat. Avec le toucher et le goût, la connaissance se fait plus intime, la distance se réduit. Lorsqu’il s’agit d’avaler, lors du passage de l’extérieur à l’intérieur, Roussel note qu’à ce moment « La forme redevient magma, car seul le chaos est digestible, seule la matière indifférenciée permet la survie de l’espèce. » Ce passage par le chaos de l’indifférenciation est un moment nécessaire, inévitable, propre à tout acte de connaissance effectué par l’être humain.

Le texte abonde en formules destinées à frapper le lecteur : « J’appréhende le monde non pas tel qu’il est, mais tel que je suis. » Le monde tel qu’il est, qu’est-ce à dire puisqu’il change constamment, puisqu’il est même dangereusement modifié par l’homme, parce que des lois hors de notre portée le régissent sans notre assentiment.

Grâce aux sens, à la conscience et à l’acquisition du langage, voilà que chez l’homme « Le monde est enfin prêt pour la signification. » Et vite on s’aperçoit que la richesse vient aux sens de se combiner les uns avec les autres, ce qui permet à l’auteur de se poser au passage de jolies questions : « Les sentiments ont-ils une odeur ? » demande-t-il comme s’il ne savait pas que nos humeurs sont à la fois mentales et biologiques, que nous sommes loin de pouvoir toujours dominer nos sentiments. Bien sûr qu’ils peuvent être bleus ou noirs, sentir la peur ou le découragement, être blessants ou blessés. Outre que nos sens se modifient à travers le temps, tantôt ils précèdent sans doute la conscience qu’on en a, tantôt ils la suivent.











Dans un style éblouissant de fantaisie et de justesse mêlées, Alain Roussel nous emmène vers l’épineuse question centrale de l’écriture poétique qu’on peut formuler ainsi : sous les sens, quel sens ? Les sens sont-ils la limite du langage ? Y a-t-il une limite au sens du langage ? Si « le Verbe se prend pour Dieu », il risque lui aussi de se dissoudre dans l’inexistant.
La première partie du livre est un vibrant hommage à chacun de nos sens, une poétique des sens comme il s’en est rarement écrit, une sorte d’universelle analogie y étant constamment convoquée au fil d’une plume magicienne qui est la marque du fonctionnement de la pensée de l’auteur. « Je suis parti de presque rien, d’un soupçon de présence : un arbre et un oiseau posé sur une branche. » nous rappelle-t-il, et voilà trois pages plus loin, une autre vue : « Sur une branche, mal dissimulé par un feuillage clairsemé, j’aperçois un homard. Je le vois aussi distinctement que naguère je voyais l’oiseau. » Venant juste d’affirmer que c’est « dans la langue que les sens prennent sens, deviennent véritablement sens », il nous propulse sans crier gare dans un univers totalement arbitraire dont le premier justificatif pourrait bien sûr être l’humour, mais qui indique assez la nature du trouble que le langage peut jeter dans l’esprit, voire dans la réalité. Le voilà peut-être ce sixième sens dont le texte n’avait pas encore parlé, le sens de l’imaginaire qui, lui, n’obéit plus à la connaissance de type rationnel, mais à l’inventivité quasi illimitée des structures du langage. Que nos perceptions soient réelles, imaginaires ou métaphoriques, il est vrai que cela ne change rien à notre vigueur mentale qui ne craint pas de les englober en les utilisant toutes. Mais le sens, la signification sont toujours là qui guettent car ce qui qualifie l’être de l’homme est précisément la quête du sens. L’humour, la gratuité des jeux du langage, l’image poétique, toutes les formes de pensée sauvage sont autant de registres sur lesquels notre pensée peut exprimer ses spécificités, voire ses émotions les plus intimes. Ce qui apparemment appartient en propre à l’être humain, c’est la faculté de passer de la vue à la vision, de quitter la perception immédiate du réel pour agrandir une perception plus globale encore de la réalité, étant entendu que sa découverte excède notre quête, et ce à l’infini.

C’est toute la condition humaine qui roule sous le feu des questions que pose Alain Roussel : « Où est l’imaginaire ? Où est le réel ? Le réel est-il vraiment réel ? L’imaginaire fait-il partie du réel ? Le réel est-il une catégorie du réel ? Perçoit-on réellement le réel ou l’imagine-t-on ? La structure de nos sens nous permet-elle d’accéder à la réalité ? La réalité du réel nous est-elle réellement accessible ? Y a-t-il une infinité de réalités ? L’arbre que je vois par ma fenêtre est-il perçu de la même façon par un autre homme, un oiseau, une fougère, un caillou, un chien errant ? » Feu d’ailleurs flamboyant, échevelé, au souffle puissant et pourtant contenu, feu moins destructeur que rédempteur, parole inspirée qui ne tait pas son propre silence, Alain Roussel ne cesse de danser sur le volcan de ses propres mots, à l’intérieur de la matière des mots. Et ce n’est pas d’un soupçon de présence qu’il s’agit alors, mais d’une présence insoupçonnable : la sienne.



Alain Roussel,  Un soupçon de présence, Le Cadran ligné éditeur.


(La survenue inopinée de l'oiseau dans le texte est due à Jiri Kolar.)










               
© Alain Roussel et Le Cadran ligné, 2015



                                                     


                                                                                                  Pierre Vandrepote